1er Mai 2021 : retour sur un non évènement qui en dit long

Réuni∙e∙s en assemblée générale, peu de temps après le 1er mai 2021, les membres du groupe La Révolte de la Fédération Anarchiste, se sont interrogé∙es sur l’opportunité ou non de rédiger un communiqué concernant l’altercation entre le service d’ordre de la CGT et quelques membres épars du « cortège de tête », survenue en fin de manifestation. Rapidement, nous avons repoussé cette idée en convenant qu’il ne s’agissait là que d’un exemple patent et aujourd’hui récurent de l’antagonisme entre deux tactiques de manifester. Cependant, les remous et les réactions venant de la droite jusqu’à l’extrême gauche, même libertaire, nous a conduit à réfléchir à une analyse plus approfondie de la situation et c’est le produit de cette réflexion collective que nous vous proposons ici.

Le mouvement syndical aujourd’hui :

Depuis la fin des « Trente glorieuses », l’instauration de politiques néolibérales dans les Amériques puis en Europe occidentale accompagnant la financiarisation du capitalisme, la dégradation du rapport de force entre la classe laborieuse et la classe capitaliste, a conduit les anciens syndicats d’affrontement à abandonner ce terrain pour se transformer en syndicats de « dialogue social ». Or, aujourd’hui, le dialogue n’est plus l’aboutissement d’une séquence d’affrontements mais un point de départ. Le discours syndical rejoint alors le discours patronal en prétendant que l’économie marchande est pourvoyeuse d’emplois et créatrice de richesses qu’il convient de répartir plus équitablement. Chacun est désormais « collaborateur » au sein de son entreprise, contribuant au « dialogue social » à travers des « diagnostics partagés » et autres stratégies managériales. Nous passons donc de l’opposition frontale et schématique de deux camps à la co-construction d’une réflexion commune sur un intérêt général soumis à la compétitivité de l’entreprise et/ou à la sauvegarde de l’emploi.

Il ne s’agit pas de minimiser les acquis sociaux conquis par les syndicats de la classe ouvrière ni l’importance des syndicalistes de la base dans les entreprises au côté des salarié·es. Pourtant, même en admettant que la conquête du droit social a été le moyen nécessaire pour améliorer les conditions de vie des travailleur·ses, cette reconnaissance du droit n’a pu exister que dans la mesure où elle était subordonnée à la reconnaissance par les prolétaires du contrat de travail dans lequel le droit à la propriété des moyens de production est déclaré inaliénable. La lutte des classes elle-même est incorporée au dispositif juridique du droit social et placée dans le contrat de travail. Ainsi, la grève est elle-même encadrée et contractualisée. Elle devient un droit. L’opposition objective entre capital et travailleurs se développa au XIXe et début du XXe siècle comme opposition de classes seulement parce que, sur sa base, se constitua socialement un Sujet collectif et révolutionnaire : le prolétariat. Durant la 2ème moitié du XXe siècle, cette lutte des classes perdit sa dynamique parce que la classe des travailleurs perdit son caractère de Sujet collectif à mesure que les travailleur·ses salarié·es furent reconnu·es et inclus·es dans l’univers de la société bourgeoise, comme des citoyen·nes et sujets marchands jouissant d’un droit égal. De plus, le droit social a été le moyen privilégié, pour les sociétés capitalistes, de se doter d’un « État de droit », qui s’est saisi des questions relatives au travail. Par ailleurs, les droits sociaux, qui constituaient les termes de ce compromis initial dans cette société structurellement inégalitaire, sont continuellement attaqués et peuvent disparaître du jour au lendemain. Les récentes réformes sur le Code du Travail et celle à venir sur l’assurance-chômage le démontrent aisément.

A partir des années 1980, le contenu du « compromis » a changé avec l’offensive néolibérale, nécessaire pour permettre la survie du capitalisme. Ce grand tournant a eu pour objectif et pour résultat de refondre les relations salariales et de briser le cadre de négociation avec le patronat comme avec l’État. Le procès de travail a été modifié : il ne s’agit plus seulement aujourd’hui d’accomplir son travail en échange d’un salaire mais de s’impliquer en intégrant les impératifs de compétitivité de l’entreprise et du marché. Les institutions protectrices du salariat qui s’appuyaient sur une représentation syndicale sont contournées ou supprimées et le salariat subit des différenciations de statut avec la montée du chômage et de la précarité.

Il est impératif de réfléchir aux nouvelles conditions dans lesquelles la gauche anticapitaliste doit accomplir sa double tâche de défense des intérêts immédiats des travailleur.se.s et de proposition d’un projet politique d’abolition du capitalisme, imposant ses lois propres aux travailleur·ses Cela veut dire également abolir l’État en tant qu’appareil du droit et de l’administration soustraite au pouvoir des individus.

De nouvelles tactiques de luttes :

Avec le démantèlement des « acquis » sur lesquels reposaient les fondations du consensus capitaliste, le trouble s’est installé dans la « gauche ». Confrontés à sa propre impuissance, elle ne cesse de regretter le projet révolutionnaire communiste d’État et se soumet à l’ordre capitaliste qu’il faudrait réussir à « humaniser ». Même si aujourd’hui encore les références à la lutte des classes sont utilisées en prétextant que les intérêts des travailleurs seraient incompatibles avec ceux du capital, en réalité leur compatibilité est soulignée au nom de la productivité, du site de production ou de la demande intérieure grandissante. Seuls les profits trop élevés, les délocalisations ou le capitalisme financier sont dénoncés, à l’image des slogans « Nous sommes les 99% » ou des propositions gestionnaires comme celles d’Attac, de la France Insoumise, du NPA voire de l’UCL. Il n’est plus question de critiquer ce qui fonde le capitalisme, à savoir la marchandise et le travail, mais seulement négocier son aménagement. La situation actuelle apparaît d’autant plus bloquée que l’idée de réforme est désormais associée à un état de régression sociale nécessaire pour sauvegarder le système capitaliste et que le communisme autoritaire a montré, sous ses différents avatars, ses défaites. À la crise de la représentation sur le terrain électoral s’ajoute la crise du syndicalisme, de plus en plus dépassé devant les nouvelles conditions et dépossédé de marge de négociation.

Les échecs successifs des derniers mouvements sociaux ont conduit certain·es à repenser l’action politique en estimant que seul l’affrontement direct permettra de bousculer les choses. Ils alertent la société sur les dangers du monde capitaliste, et la nécessité de dépasser la seule revendication immédiate pour interroger l’avenir face aux réflexions politiques et syndicales traditionnelles obsolètes.

Ces nouveaux mouvements, négligés ou ignorés par les organisations syndicales, ont cherché à créer de nouvelles situations où le mécontentement et la révolte peuvent s’exprimer. Le mouvement social du printemps 2016 contre la loi Travail s’est achevé sans résultat, à l’exception notoire de l’émergence du dit « cortège de tête » qui n’hésitait pas à utiliser la violence contre les symboles ostentatoires du Capital et en réponse aux violences policières.

Cependant, la dynamique du mouvement syndical a fini par s’imposer et par noyer les valeurs anti-bureaucratiques qui se manifestaient au sein des nouveaux mouvements. Le poids des stratégies et des tactiques, les rapports de force politiques, la logique intégratrice du compromis sont venus à bout des exigences des secteurs les plus combattifs. Les principes intégrateurs de la démocratie représentative et la soumission aux décisions des chefs ont finalement été acceptés, même si parfois avec des premiers « accrocs ».

Aujourd’hui, le mouvement des gilets jaunes exprime sa défiance envers les élites dirigeantes de droite comme de gauche. Ils expriment aussi une révolte contre un système où les classes populaires doivent faire face à l’insécurité sociale et économique. Leurs manifestations se caractérisent par un refus systématique se soumettre à une déclaration en préfecture, à une discussion avec les flics ou à une représentation. Les gilets jaunes agissent selon une logique de proximité prenant des cibles qu’ils connaissent (banques, grandes enseignes capitalistes, médias de masse et flics) et qui incarnent les injustices subies.

Or les dirigeant·es autoproclamé·es des mouvements sociaux souhaitent des manifestations planifiées et encadrées et même surveillées par un service d’ordre pour s’assurer que « tout se passe bien », les slogans sont prévus à l’avance et tout est pensé en fonction des portes paroles qui devront s’exprimer devant les médias. La parole des représentant·es prime sur toute autre considération, les actions autonomes étant alors perçues comme une menace à ce qui a été planifié. Cette tendance à vouloir pacifier les mouvements populaires afin que la violence ne nuise pas à leur « travail » d’organisation et de représentation apparaît très autoritaire pour les tenant·es des nouvelles formes de luttes. Cette diversité des tactiques est régulièrement une cause de tension dans les milieux réformistes et radicaux et les « évènements » de la manifestation du 1er mai 2021 n’en sont qu’un exemple patent.

Sur la violence :

En tant que militant·es anarcho-communistes, notre but est de remplacer le système actuel par une société communiste libertaire. Cette transformation radicale de la société suppose qu’il nous faudra affronter l’État et son régime de violence institutionnalisée. C’est pourquoi nous respectons la diversité des tactiques de luttes. Toutefois, il serait bien naïf de croire que cette société dominatrice et exploiteuse va laisser sans résistance, la place au monde de justice et de liberté que nous espérons.

Pour nous, la violence de l’opprimé est nécessaire et légitime elle n’est pas du même ordre que celle qui opprime. Pour se libérer de la violence de l’oppression, l’utilisation de la violence est concordante avec cette finalité. Mais le discours de l’insécurité reconnaît et signale seulement un type particulier d’action violente : la violence des opprimés, la seule « illégitime ». D’ailleurs, la classe dominante fait appel à un traitement pénal de la misère et signale comme responsable la classe populaire, en occultant son propre rôle dans la genèse sociale et économique de l’exclusion. Ce discours, colporté par tous les moyens de communication de masse, donne le qualificatif « violent » à toute action qui ne rentre pas dans le moule de la protestation « citoyenne », du syndicalisme intégré, ou des autres formes de contestation politiquement correctes. Cette confusion, loin d’être due au hasard, découle de la volonté des gouvernants de les stigmatiser.

La lutte pour nous :

Pour nous, la révolution n’est pas une idée abstraite. C’est un processus social, collectif, qu’il faut construire et mettre en place quotidiennement jusqu’à ce qu’on arrive au(x) moment(s) insurrectionnel(s) et expropriateur(s) qui interrompra la continuité existante. Néanmoins, la course derrière tous les mouvements contestataires et insurrectionnels ne fera pas avancer la cause de l’émancipation sociale car, sans critique, toute entreprise peut se transformer en son contraire.

De notre point de vue, cette révolution communiste libertaire ne pourra triompher que par la participation des masses populaires et c’est cette participation qui déterminera le rapport de force. Plus celui-ci sera élevé et plus la violence sera limitée car c’est lorsque le rapport de force est élevé que les masses peuvent détruire la légitimité qui permet les conditions de leur exploitation et de leur domination. Nous pouvons penser alors que la violence cessera d’exister si nous sommes capables de construire une société non répressive.

D’ici là, il nous faut renforcer la lutte contre les violences policières et les décisions de justice abusives tout en refusant de se laisser tromper par les discours réformistes désapprouvant par avance toute forme d’action qui ne rentreraient pas dans les limites imposées par les dirigeants.

C’est pourquoi, nous continuerons de défiler en manifestation en tant que groupe anarchiste au sein du « cortège de tête » afin d’y lutter contre l’exploitation et l’aliénation que charrie la domination du système capitaliste tout en partageant nos critiques de la valeur et de la marchandise, du travail et de l’argent afin de proposer de véritables possibilités émancipées du dictat de l’économie politique.

Le potentiel révolutionnaire d’un mouvement social dépendra de sa capacité à radicaliser ses perspectives contre le travail et l’État. La condition d’exploité ne suffit pas à faire un sujet révolutionnaire. Pour s’émanciper de la logique du capital, le travailleur doit abolir sa condition et non la réaliser. Il ne s’agit pas de libérer le travail du capital mais de se libérer du travail.