QR Code, ou le désir de tranquillité

Publié initialement dans La Révolte1 – Avril 2022

Le 14 mars 2022, l’application du passe vaccinal a été suspendue dans tous les espaces où il était exigé (lieux de loisirs et de culture, activités de restauration commerciales, foires et salons professionnels…). Cependant, les conséquences de l’application de ce dispositif risquent d’être considérables à plus long terme en ce que l’État a acquis le droit de contrôle sur la vie des individu·es avec l’obligation d’identification, la traçabilité des déplacements, la restriction des libertés d’aller et venir. Les applications sécuritaires de telles mesures ne semblent plus, maintenant, relever de la science-fiction.

Ce discours techno-sécuritaire gouvernemental a permis de restaurer le contrôle d’un État depuis longtemps déjà au service d’un modèle économique inégalitaire et écocide. Si certains États aux tendances dictatoriales ont profité de l’urgence sanitaire pour renforcer le contrôle de leur populations, d’autres semblent avoir foncé tête baissée dans les solutions technologiques sécuritaires, sans recul ni questionnement. Un marché colossal s’était déjà structuré avant le Covid-19 autour de l’industrie techno-sécuritaire (militarisation de la police, généralisation de la vidéo-surveillance, « start-up Nation », etc.). La solution technologique leur est donc apparue absolument logique pour lutter contre la pandémie, puisque c’est celle qu’ils préconisent face à tout problème de société (casse de services publics au profit d’applications semi-automatiques, utilisation d’algorithmes de prédiction de « crimes » dans le cadre de la « police prédictive », le fichage ADN et biométrique, etc.).
Subrepticement s’instaure une société de contrôle extrêmement invasive, appuyée par un discours permanent sur l’urgence. Le problème réside principalement dans le risque d’acclimatation des populations soumises à ce régime technico sécuritaire sans retour en arrière possible. Sous prétexte de sécurité, on s’habitue à se faire fouiller, à se voir refuser l’entrée de lieux publics, à subir des contrôles d’identités invasifs, etc.

L’avènement d’une société de contrôle au service du capitalisme

Dans Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, écrit en 1990, le philosophe Gilles Deleuze estimait que nous en avions terminé avec la société disciplinaire (théorisée par Michel Foucault). Pour Deleuze, nous nous dirigions vers une nouvelle forme d’exercice du pouvoir : plutôt que d’exercer une contrainte, la société de contrôle consisterait en une manipulation en amont des choix qui nous sont laissés, en une apparente liberté chapeautée d’une surveillance constante et susceptible d’être suspendue discrétionnairement pour des raisons sur lesquelles nous n’aurons aucune prise.
Les moments de crises comme celle que nous traversons actuellement sont des moments d’accélération de ces logiques de contrôle et le recours aux multiples dispositifs numériques permettent aux gouvernements d’accentuer leur délire sécuritaire. En effet, la surveillance n’est pas une excroissance des technologies numériques, mais une raison fondamentale qui a présidé à son développement en tant que technologie de pouvoir au service d’un dessein qui l’a précédé. Pour le dire autrement, le milieu qui est le nôtre ne cultive pas la surveillance par accident, par une conjonction de circonstances qui auraient conduit les technologies du numérique à être cela plutôt qu’autre chose. La surveillance est bien une fonction qui a été sciemment développée et rendue possible par celles et ceux qui exercent le pouvoir. C’est pourquoi Deleuze nous invite à rentrer en résistance contre ces nouvelles formes de domination qui s’appuient sur l’avènement du tout numérique.
Les technologies numériques ont largement contribué à la diffusion et à la démocratisation d’un certain nombre de procédés de brouillage du rapport à soi, aux autres et à son propre environnement. Ce qui requérait jadis des régimes totalitaires de larges campagnes mêlant terreur, propagande, incarcération et mise à mort peut maintenant être conduit à bien moindre frais en recourant de façon plus ou moins marginale à des moyens de coercition. Les technologies de l’information ont réduit le coût économique de l’usage de ces anciens moyens de coercition. Elles ont aussi supprimé les barrières politiques et symboliques qui contraignaient les démocraties à n’y recourir qu’avec parcimonie.
Dire cela, ce n’est cependant pas perdre de vue que certaines couches de la population continueront d’être soumises à des traitements plus traditionnellement policiers (prolétaires, personnes migrantes ou marginales…). Mais les nouveaux dispositifs de gestion technologique appréhendent tous les êtres humains comme des hors-la-loi, des malades ou des marchandises et les dépossèdent d’une partie de leur corps. Les nouvelles technologies se mettent inconditionnellement au service d’un capitalisme qui soumet à sa loi chaque pan de notre existence, de l’amour à l’attention, en passant par la moindre interaction entre nous. Le gouvernement de toutes choses de la vie par le marché et par la technique est la forme qu’adopte le capitalisme de notre siècle pour diriger les masses.
Considérer les technologies, et plus encore les technologies du numérique, indépendamment de la question du capitalisme est un contresens historique car la majeure partie des technologies contemporaines, de la machine dans les usines aux réseaux sociaux, ont été engendrées et produites par le système capitaliste, auquel elles ont donné une nouvelle assise et une longévité qui l’ont rendu, en retour, indéboulonnable.

Quelle conception de la liberté souhaitons-nous défendre ?

Les discours dénonçant les menaces qui planent sur les libertés individuelles reçoivent un écho souvent limité. Ils rencontrent néanmoins quelques retentissements médiatiques devant les phénomènes de fichage et de traçabilité systématiques.
Mais la conception de la liberté promue par la bourgeoisie consiste essentiellement en un droit de mener sa vie privée en dehors du souci du bien public et de l’état du monde. Cette liberté d’être tranquille, de se tenir à l’écart du tumulte a pour conséquence l’obsession sécuritaire. Ce désir d’être tranquille n’est jamais satisfait et il débouche sur un besoin exacerbé de protection de l’État. La liberté a fini par se réduire complètement à la « sécurité ». Nous restons donc aveugles face aux menaces qui pèsent sur la liberté car nous avons tendance à ne voir la domination que dans les rapports personnels asymétriques, à ne s’inquiéter de notre liberté que lorsqu’il y a des mesures coercitives directes.
Avec l’application de la loi relative au passe sanitaire, l’État a acquis un droit de regard très poussé sur la vie des personnes, sans que cela heurte en profondeur la conviction de bon nombre d’individu∙es d’être libres. Notre société n’est pas menacée par la mise en place d’un système de surveillance coercitif, elle est menacée par cette conception étriquée de la liberté selon laquelle l’organisation moderne de la vie matérielle serait porteuse d’émancipation. C’est pourquoi beaucoup de gens se disent indifférents à la surveillance au prétexte notamment qu’elle est anonyme et qu’ils n’ont rien à se reprocher.
Or, à partir du moment où l’ensemble de nos activités sont informatisées nous laissons l’État et des entreprises collecter de nombreuses informations sur nous, informations qui ne peuvent jamais dans leur totalité être effacées, rendues anonymes à 100% ou inutilisables.
La surveillance résulte du choix collectif d’un mode de vie irresponsable. Elle est inévitable tant que les individu∙es accepteront que des organisations géantes (États, entreprises) administrent leur existence, à commencer par leur santé.
Les technologies d’identification numérique comme celles utilisées pour le passe sanitaire concrétisent la tendance qu’ont toujours eue les administrations à gérer les humain∙es comme des choses. Elles en disent long sur le nouveau statut des individu∙es dans l’organisation sociale : celui de support d’informations.
Dans les sociétés libérales, l’opération consistant à troquer l’obéissance contre le bien-être et la soif de nouvelles libertés individuelles se paient par un abandon progressif de ce qui est au fondement de notre capacité à les pratiquer : notre puissance d’agir individuellement et collectivement.

Comment résister ?

La médiation des relations entre individu∙es, par le marché et la technologie a fini par réaliser le dessein du capitalisme, accouchant d’une humanité sans qualité, sans fins et sans empathie, une humanité aux catégories impersonnelles (nom, âge, profession…) au service du travail et des statistiques.
Les sociétés libérales perdaient autrefois beaucoup de temps et d’énergie dans un effort continu de contrôle, de surveillance et de police, afin de museler la moindre critique Elles ont trouvé une solution dans le techno-sécuritaire qui leur permet à la fois de forcer l’obéissance (en remplaçant la décision d’une personne physique par un automatisme) et de s’assurer de faire d’avantage de profits.
Les tactiques de guerres déployées contre certaines populations jugées indignes ou inaptes à ce type de gouvernement plus doux et sophistiqué, habituent les individu∙es à cette violence ordinaire.
Nous devenons alors toutes et tous les complices de ce système, voire les agents de cette traque de l’autre, vu comme une menace à notre tranquillité ou notre sécurité Les promoteurs de l’identification électronique vantent d’ailleurs qu’elle permettrait de sécuriser les transactions, éliminant la personne physique au profit d’un automatisme.
C’est pourquoi, dans le contexte actuel, la question de la désobéissance ou de l’insoumission, prend une importance considérable.
La société qui se construit actuellement est une société où les gens n’auraient plus à se parler. Il suffit de présenter son QR Code valide ou son smartphone pour bénéficier des opérations qui régissent le fonctionnement de l’espace collectif. Bien-sûr, on pourra toujours dire « bonjour » ou « merci » mais la parole ne sera pas déterminante. C’est la gestion informationnelle de corps muets par des organisations de plus en plus invasives qui décidera.
Les injonctions à la soumission, à l’application de procédures absurdes ou contraires à toute éthique personnelle, sont donc appelées à se multiplier. Partout on nous demandera de collaborer en fournissant les informations nécessaires au bon fonctionnement de la société techno-sécuritaire. Pour subvertir cette société, c’est donc un mouvement de sabotage et de désobéissance générale aux injonctions bureaucratiques et technologiques qu’il faut imaginer en refusant catégoriquement de participer au moindre contrôle des autres, ainsi qu’en refusant de s’y soumettre.
Il s’agit alors de revendiquer et de construire un projet social global radicalement différent, sans État ni capitalisme. D’autant plus que la destruction de l’environnement, inhérente au capitalisme, risque de multiplier les crises et épidémies mondiales.
Il est donc plus que nécessaire qu’avec l’implication de tous et de toutes nous redéfinissions les institutions et les règles qui nous gouvernent. Les élections ne règlent strictement rien, elles ne font qu’entériner les rapports sociaux inégaux et scellent notre allégeance à l’État bourgeois. Pis, elles nous détournent de la possibilité révolutionnaire. Or, notre exigence d’organisation sociale strictement égalitaire et horizontale est indispensable pour repenser collectivement les liens entre écologie, santé et liberté.